Le Maroc n'est pas l'Eldorado que l'on nous vend
Vu d'ici, le royaume est épargné par les maux qui touchent les pays voisins. Il n'en est rien.
Eté 2017, en vacances, je me promène dans une ruelle marocaine.Un homme, une vingtaine d'année, est assis sur un muret. Il nous regarde passer et me lance un «kehba». «Pute» en français. Il ne le dit pas dans sa barbe, ne fais pas semblant de s'adresser à quelqu'un d'autre. Non, il me le jette fièrement au visage. Et s'étonne quand je m'arrête pour le démonter.
Il a voulu en venir aux mains. Me foutre sur la gueule, pour dire les choses encore plus clairement. J'ai fini par fuir. Ma fille de 13 ans a assisté à la scène, terrorisée.
C'est cela être une femme au Maroc, et marcher simplement dans la rue. Pas partout, pas tout le temps. Mais il ne s'est pas passé une journée sans que j'ai eu a subir commentaires, regards lourds ou franches insultes. Pour aller au souk du village, malgré les 42 degrés à l'ombre, j'enfile une tunique à manches longues. J'évite de fumer en public et je presse le pas quand je passe devant une terrasse peuplée uniquement d'hommes (comme 99% des terrasses). J'ai bien sûr déjà subi de telles agressions en France ou ailleurs et notre propre espace public n'est pas toujours beaucoup plus safe pour les femmes. Mais en France, nous disposons de davantage de droits que les Marocaines pour réclamer justice quand nous sommes victimes de la domination masculine. Dans la loi, au moins, les femmes ne sont pas considérées comme inférieures ou moins méritantes. Au Maroc, les femmes, riches ou pauvres, éduquées ou non, subissent le poids d'un système qui fait de leur vie un enfer. La domination masculine s'exerce tout à la fois de manière insidieuse et assourdissante. Elle est surtout institutionnalisée. Et gare à celles qui voudraient s'y soustraire.
Ce même été, deux vidéos diffusées sur les réseaux sociaux ont révélé des agressions sexuelles en plein espace public. A Tanger, c'est une jeune femme littéralement traquée par une meute d'hommes en pleine rue. Dans les commentaires sous la vidéo, on lit « Cette traînée a eu ce qu’elle méritait !».
Sur la vidéo tournée dans un bus à Casablanca, les images sont encore plus insoutenables. En plein jour, une jeune femme est sexuellement agressée par un groupe d'hommes. Le bus ne s'arrête pas. Et la personne qui filme n'intervient pas. Depuis, quatre des six suspects âgés de 15 à 17 ans ont été arrêtés.
Une mixité encore très théorique
Mais combien d'agressions sexuelles non filmées, tues, impunies pour deux videos qui auront au moins eu le mérite de mettre en lumière la condition des femmes dans ce pays? Et surtout, continuera-t-on à en parler une fois l'émotion suscitée par l'horreur de ces images retombée? Pour ce qui est des statistiques, elles sont atrocement précises et éloquentes:
«Au Maroc, les deux tiers des cas de violences sexuelles se déroulent dans l’espace public, selon les chiffres de l’Observatoire national de la violence faite aux femmes. Il s’agit, dans plus de 90% des cas de viols ou de tentatives de viol dont les victimes sont principalement des femmes de moins de 30 ans»
Un phénomène que les spécialistes tentent d'analyser. Interrogée par Libération, la sociologue Soumaya Naamane Guessous avance: «Jusque dans les années 60, les femmes n’ont tout simplement pas le droit d’accéder à l’espace public. Du coup, dans les mentalités, la femme dans la rue est une proie potentielle ou une bête à abattre».
La mixité ne serait encore que théorique et la pilule difficile à avaler pour ces hommes habitués à régner en maîtres sur la cité. Et les sociologues d'avancer la frustration sexuelle des Marocains induite par le code pénal (qui interdit les relations sexuelles hors mariage) comme catalyseur de ces agressions. Ainsi que l'absence d'éducation sexuelle dans les politiques publiques palliée par une consommation effrenée de pornographie (selon les chiffres publiés par Google, le Maroc se classe à la cinquième place des pays les plus consommateurs de contenu X).
Voilà pour les raisons pour lesquelles être une femme au Maroc est un cauchemar. Mais qu'est-ce qui explique le fait que dans l'imaginaire collectif, le Maroc est l'Eldorado maghrébin, épargné par les maux qui touchent les pays voisins alors qu'il n'en est rien.
Si, de ce côté de la Méditerranée, politiques et médias traitent la question des droits humains en Egypte ou en Tunisie avec la sévérité qu'elle mérite, le Maroc lui, reste dans une espèce d'angle mort. On lui accole avec facilité les adjectifs "moderne", "éclairé", "pays ami"...
Complaisance occidentale
Quand le Maroc est évoqué, c'est essentiellement sous l'angle culturel. Ainsi, en 2014, six évenements lui étaient consacrés à Paris. En 2017, le Salon du livre le mettait à l'honneur mais des spécialistes de l'édition s'étaient émus de la sélection qui avait étrangement fait l'impasse sur les auteurs et éditeurs censurés dans leur pays, ou soumis à des pressions à cause de leurs écrits sur la répression ou les prisons secrètes du royaume.
Cette complaisance (et le mot est faible) avec le Maroc se retrouve aussi dans la bouche des «amoureux» du pays. Ces occidentaux confortablement installés dans leur riad, qui, bien souvent, ne connaissent du pays que ses moucharabieh, ses quelques restos branchés, et ses tapis pas chers. Ainsi, le célèbre photographe Albert Watson peut déclarer, sans rougir:
«Je considère que le Maroc est le plus moderne des pays musulmans. Les femmes y sont très modernes. (...). Mais, je suis resté typiquement occidental: ce que j’aime le plus au Maroc ce sont les mosquées, les djellabas… Le Maroc s’est modernisé et en un sens occidentalisé».
La fille violée du bus appréciera ce panégyrique halluciné et hallucinant.
Bernard Heri-Levy, qui vient de mettre en vente sa maison tangeroise, n'a lui pas de mots assez sucrés pour décrire le Maroc et son roi.
Du côté des politiques occidentaux, on retrouvera la même timidité à causer des dossiers qui fâchent. Quand Emmanuel Macron consacre sa première visite au Maghreb à Mohammed VI, il ne rencontre personne de la société civile et se montre extraordinairement taiseux sur les manifestations rifaines. De Chirac, on ne connait que trop sa fascination et sa bonhommie pour Hassan II.
Bien sûr. Le Maroc n'est pas l'Egypte, ni la Syrie. Mais il n'a rien d'un Eldorado. Pour les femmes, comme décrit, plus haut. Pour les homosexuels, dont d'autres vidéos nous ont montrés comment ils pouvaient être lynchés en pleine rue, avec parfois la complicité de leurs proches. Mais aussi pour les journalistes. Seuls quelques rares articles de presse nous informent de la façon dont journalistes et activistes sont harcelés par le pouvoir. Et le journaliste marocain Maâti Monjib porte un regard sévère sur notre cécité et notre paresse quand il s'agit de voir le Maroc, tel qu'il est: un pays où les droits humains sont régulièrement bafoués:
«Il est vrai que la France et l’Europe adoptent une attitude complaisante vis-à-vis des violations des droits humains au Maroc. De fait, la diplomatie relativise en permanence; elle est également, plus encore que la politique, l’art du possible. Ainsi, quand un Européen jette un regard non averti au-delà de la Méditerranée, le Maroc lui semble un paradis quand il le compare à la Syrie, à l’Égypte ou même à l’Arabie saoudite».
Une communication bien rôdée
La seule question qui vaille, c'est pourquoi donc, le Maroc bénéficie-t-il d'une publicité aussi grossière que mensongère. La réponse, simplissime, m'est apportée par Pierre Vermeren, professeur d'Histoire contemporaine à l'Université Panthéon-Sorbonne, et l'un des rares spécialistes du Maroc contemporain:
«Cette image d'un Maroc moderne, ouvert, et progressiste est fabriquée par le Maroc lui-même. Dès le début de son règne, le roi Mohammed VI s'est alloué les services d'agences de communication parisiennes, à la stratégie extrêmement efficace. Le but, au-delà même de faire passer le pays pour plus libre qu'il n'est, c'est de favoriser le tourisme, et les investissements étrangers, le Maroc n'ayant que peu de ressources propres. Il est donc vital pour lui d'avoir bonne presse à l'extérieur. Dans les années 90, il y a eu un début de transition: on a fermé les bagnes, les prisons secrètes, réformé la Moudawana... Et le roi a tout fait pour le faire savoir, communiquer dessus. Avec un double discours: car dans le même temps, il drague aussi les pays du Golfe en se présentant à eux comme vecteur de l'islamisation de l'Europe de l'Ouest».
Le tourisme est en effet essentiel au pays et à sa population, qui sans cela, vivrait dans un plus grand dénuement pour les plus défavorisés. On ne peut en rien reprocher au royaume de soigner sa communication. Mais à cette danse des sept voiles s'ajoutent des moyens plus traditionnels: la bonne vieille corruption. A laquelle la France se montre particulièrement réceptive: «Le Maroc rencontre la connivence dans à peu près tout ce que la France et les Européens comptent de puissants: patrons de presse, banquiers, intellectuels sont purement et simplement payés, achetés par le régime pour en faire sa pub et taire ses aspects les plus sombres» ajoute Vermeren. Et s'ils ne mordent pas à la carotte, ils tâteront du bâton. L'historien me confie ainsi l'histoire du journaliste espagnol Ignacio Cembrero, bête noire de la monarchie marocaine pour avoir rédigé de nombreuses enquêtes à charge, et que le pouvoir a fait virer de plusieurs journaux.
Un spécialiste du monde arabe me confiait récemment que le royaume marocain se tenait informé de tout se qui se disait de lui sur les ondes et les plateaux TV. Et qu'il tentait même d'y placer ses plus fervents admirateurs en tant qu'experts du pays.
Alors que je m'étonne de la rareté des chercheurs spécialistes de la question marocaine, Vermeren apporte deux réponses, là aussi éclairantes sur la puissance et le grand quiproquo qui règne autour de ce pays. D'abord, les chercheurs français ont longtemps considéré, du temps d'Hassan II notamment, que le Maroc était «un état archaïque condamné à disparaitre», et donc peu interessant par rapport au Nasserisme par exemple. Ceux qui ont voulu s'y mettre sur le tard, sont eux aussi, honteusement et grossièrement dragués par le royaume: «un chercheur qui s'intéresse au Maroc se verra aussitôt proposer un poste, une chaire dans une université marocaine, ou des vacances gratis», conclut Pierre Vermeren.
Changer notre regard
Car on ne rigole pas avec la critique au Maroc. Quand je m'y rends, j'écris sur la fiche remise par la douane que je suis infirmière ou commerçante, pas journaliste, car ça m'a valu un jour d'y être retenue plus de deux heures.
C'est même devenu une blague. Quand je poste un statut FB ou un tweet pointant les dysfonctionnement et les injustices du pays, je prends soin d'ajouter en rigolant "j'espère que mon père n'aura pas de contrôle fiscal" (je suis d'origine marocaine). Mais la blague n'est finalement pas si drôle et pas plus une blague que ça.
Si on continue à poser sur la Maroc ce regard vaguement orientalisant et à le considérer comme un îlot de modernité, des hommes continueront à pourchasser des femmes dans les rues. Les journalistes marocains seront toujours empêchés dans leur travail. Les homosexuels traqués et tabassés. Comme le confiait l'écrivain marocain Abdellah Taïa, quand il s'agit de réclamer un changement en prodondeur des lois, «même la bourgeoisie marocaine, éduquée et libre en apparence, finit toujours par se rétracter, pour protéger ses intérêts économiques». On ne peut se contenter du fait que le roi Mohamed VI se montre, en apparence en tout cas, intraitable avec les djihadistes et les fondamentalistes et ne pas pointer avec vigueur le profond désengagement de l'Etat sur les questions des droits civiques. Faire d'un pays une carte postale ou un modèle n'a jamais rien de bon, surtout quand les qualités qu'on lui prête sont autant usurpées. En somme, le Maroc cache ce qui l'arrange, et que nous, nous ne voulons pas voir.
http://www.slate.fr/story/150363/le-mar ... -nous-vend