Interview très intéressante.
Faut-il croire à la politique d’ouverture de l’Iran ?
Interview de Bernard Hourcade, géographe spécialiste de l'Iran.
Les faits - Bernard Hourcade est géographe. C'est l’un des meilleurs spécialistes français de de l’Iran. Directeur de recherches émérite au CNRS, il a dirigé pendant quinze ans l’Institut français de recherche en Iran, où il vivait durant la révolution islamique. Il a notamment publié, en 2010, une Géopolitique de l’Iran (Armand Colin).
Depuis l’élection présidentielle de juin dernier et la victoire d’Hassan Rohani, le ton a changé à Téhéran. La conversation téléphonique entre le président iranien et son homologue américain, le 27 septembre, premier contact à ce niveau depuis 1979, la rencontre avec François Hollande en marge de l’Assemblée génénrale des Nations unies en sont des témoignages. En dépit des obstacles, notamment la question de l’armement nucléaire, les choses bougent. Pour L’Opinion, l’un des meilleurs spécialistes français de ce pays décrypte les enjeux.
Faut-il croire à l’ouverture politique à Téhéran ?
Oui. Cette ouverture est un fait et il faut la prendre au sérieux. L’Iran souhaite établir des relations normales avec les Etats-Unis, mais cela ne signifie pas qu’il va changer de ligne politique, celle d’un pays indépendant, fort et disons anti-impérialiste. Ce qui change, c’est la méthode. La ligne de confrontation avec l’Occident a aguerri la République islamique, mais a couté trop cher à la nation iranienne. Une nouvelle ligne politique s’impose, résumée par le thème de la prière du vendredi 27 septembre, qui est une sorte de mot d’ordre dans tout le pays : « La modération est révolutionnaire» C’est aujourd’hui une conviction profonde dans l’appareil d’Etat et une politique durable et solide. Elle est incarnée par le président Rohani, mais qui avance en concertation avec le guide Ali Khamenei, contrairement à son prédécesseur Ahmadinejad.
Quel est le tableau politique de l’Iran d’aujourd’hui ?
L’Iran a 34 ans d’expérience de politique islamique et les résultats de l’élection de juin dernier montrent que le pays est arrivé à une certaine maturité. Le système fonctionne. Je dis souvent que l’Iran est une république, mais pas une démocratie. La nouveauté de la révolution populaire de 1979 était justement la République, une nouveauté dans l’histoire du pays et une rupture par rapport au Moyen-Orient, notamment aux monarchies du Golfe ou aux dictatures bassistes (Irak, Syrie) d’alors. L’idée républicaine est très ancrée dans l’Iran d’aujourd’hui. Le théâtre de la vie politique se déroule dans les urnes, pas avec des kalachnikovs ! On ne peut diriger le pays qu’avec la bénédiction populaire. Mais l’Iran n’est pas – encore – une démocratie. Avant d’être élu, Rohani a d’abord été choisi ou du moins accepté par le Guide suprême. Et les forces politiques à l’œuvre sont loin d’être toutes démocrates, sur le thème : « J’ai raison puisque Dieu est avec moi. » Reste que l’ambition démocratique est partagée par la majorité des Iraniens.
Quelles sont les forces politiques en présence ?
Le clergé d’abord, qui compte environ 300 000 membres. On ne peut plus parler, comme hier, d’une république des mollahs. Il est assez divisé, entre les partisans d’un islam populaire, traditionnel et ceux d’une approche plus politique. Mais il donne le ton, avec une sorte d’onction cardinalesque que l’on retrouve chez le président Rohani. Les anciens combattants, ensuite. La guerre Iran-Irak de 1980 à 1988, est fondamentale pour comprendre l’Iran d’aujourd’hui. Je renvoie à l’excellent livre que Pierre Razoux vient de publier sur ce sujet. Des millions d’Iraniens ont participé à cette guerre et ils ont aujourd’hui la cinquantaine. Cela a créé des sentiments d’amitié, de fidélité. La question : « qu’a-t-il fait pendant la guerre ? » revient sans cesse. Un peu comme en France après la Grande guerre. Aujourd’hui, les Gardiens de la Révolution – environ 80 000 personnes – forment une élite intégrée au sein de l’armée, mais les anciens Gardiens qui ont combattu contre l’Irak, ont ensuite fait des études avec des bourses, parfois à l’étranger et ils occupent aujourd’hui des fonctions dirigeantes, y compris dans le business. D’origine populaire, ils conservent les idéaux de la Révolution islamique, mais ils sont devenus des gestionnaires, plus réalistes. Mais en aussi sont divisés, entre les plus réalistes, comme le maire de Téhéran Qalibaf, ou des plus radicaux, partisans de la « résistance islamique », comme Said Jalili, l’ancien négociateur sue le nucléaire. Globalement, je dirais que l’extrême droite qui s’accroche à la ligne dure de la résistance islamique représente entre 15 et 20 % de la population.
Enfin, troisième composante sociopolitique, la société civile à la fois nationaliste et favorable à la globalisation, à l’ouverture du pays. Elle ne se résume pas à la bourgeoisie occidentalisée qui a été le fer de lance de la contestation de 2009 et qui a été rapidement battue. Ce sentiment existe aussi dans les milieux populaires, animés d’un fort nationalisme, mais qui pensent que l’Iran, même islamique, ne peut rester replié sur lui-même. Le niveau d’éducation s’est considérablement élevé avec l’alphabétisation aujourd’hui achevée, même pour les femmes des milieux ruraux.
L’Iran est-il travaillé par des divisions ethniques ?
Les élections le montrent : il n’y a pas de comportement électoral et politique basé sur l’appartenance ethnique, alors que l’Iran est un pays dont près de la moitié de la population appartient à des minorités non-persanes, comme les Azeris (25 à 30 % de la population), les Arabes, les Baloutches, les Kurdes, etc.
En revanche, il existe un vote sunnite. Si l’Iran est très majoritairement chiite depuis le XVIe siècle, la population est composée de 10 à 12 % de sunnites chez les Kurdes, certains Arabes ou les Baloutches. Ils appartiennent aux couches les plus pauvres et ont voté massivement pour Rohani, qui incarne à leurs yeux l’idée d’une République islamique citoyenne, et pas seulement chiite comme son prédécesseur.
Quelle est la situation économique du pays ?
Elle est très difficile, à cause des sanctions occidentales. Certes, l’Iran possède du gaz et du pétrole ainsi que des réserves financières et il a les moyens d’éviter une crise humanitaire. Ce n’est pas la famine, mais les gens souffrent.
Sous le Shah, l’Iran avait l’ambition de devenir le Japon du Moyen-Orient et la République n’a pas abandonné cette ambition. Or, l’embargo n’a pas affaibli le régime, bien au contraire, mais il se traduit par un effondrement de la nation, qui ne peut plus exporter, rapatrier son argent, attirer des investisseurs étrangers. Le contraste est saisissant face à la prospérité turque ou des pays du Golfe. Dubaï est devenue la capitale économique de l’Iran, qui court le risque d’être durablement écarté de la mondialisation. D’où la nouvelle orientation du régime : le choix d’un cessez-le-feu avec l’Occident pour des raisons économiques, même si l’option d’une alliance « tiers-mondiste » avec la Chine, l’Inde, la Russie ou l’Indonésie persiste.
Le rapprochement avec l’Occident bute néanmoins sur la question du nucléaire militaire. Qu’en pensez-vous ?
Les Iraniens souhaitent arriver au seuil scientifique et industriel qui leur permettrait de se doter dans l’avenir d’une arme nucléaire, s’ils le décidaient. Un peu comme le Japon. Mais ils n’ont pas fait le choix d’avoir la bombe ! Rohani est l’homme qui a démantelé le programme militaire en 2003. Une grande partie des dirigeants font une analyse stratégique au terme de laquelle ils pensent que le nucléaire n’est pas une solution pour garantir la sécurité de l’Iran ou son statut de puissance émergente. Ne serait-ce que parce qu’ils savent que s’ils s’y risquaient, l’Arabie saoudite – qui est leur vrai ennemi rival – l’aurait très rapidement, grâce à l’aide des Pakistanais.
Mais Israël ?
Je le répète, le vrai adversaire de l’Iran est l’Arabie saoudite, pas Israël. Il faut comprendre que la rhétorique antisioniste est une sorte de passeport qui a permis à la république chiite de se faire accepter dans un monde musulman majoritairement sunnite. Mais ce n’est pas l’enjeu prioritaire pour l’Iran. La Perse chiite n’est pas impérialiste mais nationaliste. Sa stratégie s’inscrit dans un modèle géopolitique où la sécurité du cercle national dépend surtout d’un second cercle de « zones tampons » majoritairement sunnites, turques ou arabes (l’Afghanistan, l’Asie centrale, le Caucase, le Golfe persique, et la Mésopotamie. Le troisième cercle, le reste du monde dont Israël, est important mais pas vital.
Comment voyez vous le rôle de l’Iran en Syrie ?
Depuis la guerre Irak-Iran, la Syrie est un allié de l’Iran, mais Téhéran s’est vite trouvé en porte à faux entre cette alliance et son refus des massacres de Bachar al-Assad. L’Iran a donc soutenu la recherche de compromis proposée par l’émissaire de l’ONU. Il ne s’agit pas de sauver Bachar, mais d’éviter que ce conflit sans issue militaire ne bloque sa politique d’ouverture avec les pays occidentaux. L’objectif est surtout d’empêcher que les djihadistes soutenus par les monarchies arabes sunnites ne prennent le pouvoir à Damas. A terme, les sunnites radicaux pourraient revenir au pouvoir en Irak, ce qui serait inacceptable pour la sécurité de l’Iran. L’affrontement majeur n’oppose donc pas chiites et sunnites, mais deux nations : l’Iran et l’Arabie saoudite.
Comment jugez-vous la politique de la France ?
Nous avons en France le dernier carré des néoconservateurs hostiles à l’Iran et qui restent très influents. Ajoutons à cela que la République islamique n’a pas bonne presse dans une gauche attachée la laïcité. Mais les choses sont en train de changer : malgré des réticences dans les appareils et les opinions des deux Etats, la rencontre entre François Hollande et Hassan Rouhani montre l’émergence d’une Realpolitik et la place centrale de Paris pour accompagner le retour de l’Iran avec réalisme mais détermination. La vraie question qui se pose à la France est sa relation avec les monarchies du Golfe, Arabie saoudite, Qatar et Emirats où nous sommes en première ligne depuis trente ans. Un rééquilibrage en faveur de l’Iran est inéluctable sur le plan politique, militaire, mais aussi économique. Combien d’emplois ont été perdus par nos entreprises, pensons au groupe PSA, à cause de ses sanctions ? Combien pourront être gagnés dans ce pays riche de son pétrole et de ses 80 millions d’habitants ?