De nombreuses figures de l'islam politique ont trouvé refuge à Doha, dont le célèbre télécoraniste égyptien Youssef Al-Qaradawi. Avec les « printemps arabes » qui portent ses protégés au pouvoir, le Qatar a l'occasion de se hisser sur le devant de la scène régionale et de damer le pion à son voisin saoudien, englué dans des calculs de succession. L'impétueux cheikh Hamad est obnubilé par l'idée de faire connaître et rayonner son minuscule pays : les coffres-forts de l'émirat, gorgés de gazodollars, et l'antenne d'Al-Jazira sont aussitôt mis au service des révolutions.
Cet interventionnisme, qui rompt avec la posture de médiateur, privilégiée jusque-là par Doha, débute avec l'affaire libyenne. Manœuvrier hors pair, le premier ministre Hamad Ben Jassem Al-Thani est l'un des principaux parrains de la résolution 1973 du Conseil de sécurité, qui a conduit au déploiement de l'aviation de l'OTAN dans le ciel libyen. Le soutien des pays du Golfe a permis de convaincre la Russie de ne pas opposer son veto.
L'Arabie saoudite, mortifiée par la chute de Ben Ali et de Moubarak, a cédé au forcing de Doha. Le roi Abdallah a un vieux compte personnel à régler avec Mouammar Kadhafi, soupçonné d'avoir trempé dans un projet d'attentat contre lui, en 2003, à l'époque où il était prince héritier. En mars 2009, à Doha, le tyran de Tripoli l'avait qualifié de « marionnette » des Britanniques et des Américains devant tous ses pairs arabes, avant de quitter la salle, plein de morgue.
Les équipes d'Al-Jazira ont débarqué les premières à Benghazi, tête de pont du soulèvement libyen. La chaîne vit en osmose avec les révolutionnaires. Interdite en Tunisie, elle avait couvert la révolte anti-Ben Ali en puisant, sur les réseaux sociaux, des vidéos tournées par les manifestants. Juste après l'annonce du départ de Moubarak, le 11 février, « la voix des sans-voix » était restée silencieuse pendant quinze interminables minutes, l'écran figé sur le volcan de la place Tahrir, dans un stupéfiant moment de communion avec son public.
Dans les sables de Cyrénaïque, le style Al-Jazira, spectaculaire mélange d'info et d'agit-prop, est porté à la perfection. « Chaque révolutionnaire, je lui baise le front, je me prosterne devant lui », déclame, lyrique, un cheikh libyen depuis les plateaux de Doha. Symbole de son désir de puissance, le Qatar a envoyé une demi-dizaine de Mirage 2000 – la moitié de son aviation de chasse – aux côtés des Rafale français. Pendant ce temps, les forces spéciales qataries forment et guident les rebelles libyens dans leur assaut Bab Al-Azizia, le QG fortifié de Kadhafi, fin août 2011.
L'hubris qatarie se reporte alors sur la Syrie. En rappelant son ambassadeur à Damas en juillet 2011, quatre mois après le démarrage du soulèvement, l'émirat a officialisé sa rupture avec le régime Assad, qu'il avait pourtant courtisé à la fin des années 2000, comme Nicolas Sarkozy, le meilleur ami de l'émir Hamad Ben Khalifa Al-Thani. Décidée à être « du bon côté de l'Histoire », la micromonarchie prend donc le parti de la rue. Al-Jazira ouvre son antenne aux vidéos sanguinolentes venues de Syrie. Dans son émission phare, « La charia et la vie », le cheikh Qaradawi vilipende le clan Assad et ses alliés iraniens et libanais du Hezbollah, avec des accents de plus en plus sectaires. Comme en Libye, où elles avaient porté à bout de bras le Conseil national de transition, la vitrine politique de la rébellion, les autorités qataries patronnent le Conseil national syrien, où les Frères sont majoritaires.
Ulcéré par les veto à répétition de la Russie et de la Chine – un « permis de tuer », selon le premier ministre qatari Hamad Ben Jassem –, le Qatar pousse à la militarisation du soulèvement. Une discrète filière de livraison d'armes se met en place, via la Turquie, qui partage le tropisme pro-Frères de l'émirat. Les premières cargaisons s'envolent de Doha au mois de janvier 2012 et les rotations s'accélèrent après l'entrée des rebelles dans Alep, au mois de juillet. Dans l'esprit des stratèges de Doha, Alep sera le Benghazi syrien, un tremplin vers la victoire finale.
Les princes de Doha sont d'autant plus portés à l'optimisme que tout semble leur réussir. Le 6 février 2012, ils ont présidé à la signature d'un accord de réconciliation entre le Hamas et le Fatah. Conformément à leur souhait, le chef du mouvement islamiste palestinien, Khaled Mechaal a d'ailleurs rompu avec Bachar Al-Assad, son ancien bienfaiteur, pour se placer sous leur tutelle, à Doha.
En Egypte, à la fin du mois de juin 2012, la présidentielle est remportée par le poulain de Doha, Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans. Quinze jours après la proclamation des résultats, la secrétaire d'Etat américaine, Hillary Clinton, rencontre le nouvel élu. Plus que jamais, le Petit Poucet qatari se rêve en pygmalion du nouveau Moyen-Orient.
LE TEMPS DE L'ARABIE SAOUDITE
Mais, à Riyad, ces prétentions commencent à agacer. A l'été 2012, la monarchie des Saoud se met en ordre de bataille. Le prince Bandar Ben Sultan, ambassadeur à Washington de 1983 à 2005, prend la tête des services de renseignement du Royaume. On compte sur sa connaissance des arcanes du Congrès américain. Son rôle d'intermédiaire durant le djihad antisoviétique en Afghanistan, qui avait consisté à marier islam radical, pétrodollars, CIA et missiles Stinger, avait fait des merveilles.
Pourquoi pas en Syrie ? Le pays de Bachar Al-Assad est en effet le théâtre d'un nouvel affrontement géopolitique d'ampleur tellurique. Le conflit syrien a des allures de poupées russes. La contestation est surtout le fait des sunnites, majoritaires mais marginalisés par un régime tenu par les alaouites, une secte dissidente du chiisme.
A l'échelle régionale s'affrontent l'Iran chiite, meilleur allié de Damas, et le Qatar, la Turquie et l'Arabie saoudite, qui se disputent le leadership sunnite. Au niveau mondial, on retrouve la Russie, aux ambitions retrouvées – et la Chine – face aux Etats-Unis et ses alliés britanniques et français.
Coïncidence ou premier effet de l'arrivée de Bandar Ben Sultan, un attentat ravage le QG de la cellule de crise du régime syrien le 18 juillet 2012 à Damas. Le ministre de la défense, le beau-frère du président, Assef Chaoukat, et le chef de la Sécurité nationale perdent la vie, Damas semble aux abois, Riyad exulte. On prétend même un instant que le maître espion iranien, Qassem Suleimani, chef de la force Al-Qods, unité d'élite du régime, a été tué. A tort.
Au même moment, Alep est envahie par les rebelles. Ces derniers progressent partout. Il s'emparent de la totalité de la frontière avec la Turquie, puis de celle avec l'Irak. Au sud, des livraisons d'armes lourdes croates, achetées par Riyad, permettent d'ouvrir un nouveau front. Même Damas est menacée.
Conscient du danger, Téhéran, sous l'impulsion des gardiens de la révolution, qui ont écrasé en 2009 sous Mahmoud Ahmadinejad le « printemps iranien », décide alors de mobiliser toutes ses forces et ses relais pour sauver le soldat Bachar. Le Hezbollah libanais est appelé à la rescousse, les milices chiites irakiennes aussi. L'armée syrienne est réorganisée par une nuée de conseillers iraniens.
De son côté, Moscou livre des armes sans compter, et le sursaut chiite finit par payer. A partir de juin 2013 et de la chute de Qoussair, une ville stratégique près de la frontière libanaise, Bachar Al-Assad réussit à réenclencher la marche avant. Le front rebelle, lui, se fissure sous les coups de boutoir des groupes djihadistes, à commencer par le plus féroce d'entre eux, l'Etat islamique en Irak et au Levant, qui terrorise les zones « libérées » au nom du drapeau noir du prophète.
Prise de court par les révolutions, la diplomatie saoudienne avait peiné à se réveiller. A présent, elle se montre plus cohérente et agressive. Elle n'a toujours pas digéré l'éviction d'Hosni Moubarak, son grand ami régional, au profit du Frère musulman Mohamed Morsi, allié au petit Qatar. Pis : Morsi à peine élu se rend à Téhéran en septembre 2012, alors que les relations entre l'Egypte et l'Iran sont rompues depuis la révolution islamique de 1979.
Rien ne semble lui résister : médiateur entre Israël et le Hamas lors de la « miniguerre » de novembre 2012 à Gaza, le Frère-président recueille les louanges de Washington. N'a-t-il pas réussi à écarter en douceur l'inamovible ministre de la défense, le maréchal Tantaoui, pour un militaire réputé loyal et pieux, le général Abdel Fattah Al-Sissi ?
C'est alors que Morsi commet un faux pas majeur. Trop confiant, il promulgue le 22 novembre 2012 un décret constitutionnel le plaçant au-dessus de tout recours judiciaire. Et, dans la foulée, présente au référendum une Constitution ambiguë et hâtivement rédigée.
C'est le tollé. L'explosion de colère, simultanée dans tout le pays, surprend la confrérie, qui mobilise ses milices. Les troubles font plusieurs dizaines de morts. La Constitution finit par être adoptée en décembre, mais le charme est rompu : les Frères ont perdu le pays. Mohamed Morsi apparaît comme l'homme d'une faction. Les militaires lui lancent des avertissements mais il n'en a cure, confiant qu'il est dans la ligne de crédit illimitée ouverte par le Qatar. Pourtant, le pays s'enfonce dans la crise, tout comme la Tunisie, à qui l'Arabie saoudite a aussi coupé les financements.