La dernière diva du tarab s’est éteinte après une carrière exceptionnelle de plus d’un demi-siècle au moment où l’Algérie s’apprête à fêter ses 50 ans d’indépendance. La dépouille de la défunte sera exposée aujourd’hui au palais de la culture Moufdi Zakaria à Alger.
La légende s’éteint ainsi au moment où l’Algérie fête ses 50 ans d’indépendance. Elle fait ses adieux à ses compatriotes en marquant de sa présence un clip de campagne au titre évocateur, Mazal Wakfin (nous sommes encore debout). C’est peut-être la dernière icône de la chanson arabe d’avant le vidéoclip et la chansonnette. L’ultime diva du tarab. La rose jamais fanée. Warda El Djazaïria vient de nous quitter pour entrer au panthéon des immortels, aux côtés des Oum Kalthoum, Abdelhalim Hafez, Ismahane et bien d’autres. Du coup, le monde est bien plus triste pour les générations qui ont goûté au bonheur de sa voix et découvert l’amour dans les plis métaphysiques de son art.Warda El Djazaïria est décédée jeudi à l’âge de 72 ans dans son domicile au Caire, terrassée par une crise cardiaque.
Hier aussi, elle glorifiait le sentiment anticolonialiste des Algériens de l’émigration, ce qui lui vaudra l’exclusion du territoire français alors qu’elle n’avait que 18 ans, c’était en 1958. Au cours de sa carrière, en dépit de son installation en Egypte, son lien avec son pays est demeuré très fort. A chaque occasion, elle venait chanter et répandre le bonheur sur ses millions de fans. Elle faisait beaucoup de voyages discrets aussi pour venir rendre visite à ses enfants Ryad et Widad, nés d’un premier mariage avec un Algérien.
Warda n’était pas immigrée, mais enfant de l’immigration. Née en 1940 à Puteaux, près de Paris, d’un père algérien et d’une mère libanaise, elle baigne dans la culture arabe grâce à ses parents.
Son père, Mohamed Ftouki, originaire de Souk Ahras, tenait un café chantant, le Tam Tam, au cœur du Quartier latin. C’est là d’ailleurs, où, encouragée par sa famille, elle fait ses premiers pas sur scène, après s’être essayée à l’animation dans l’émission d’Ahmed Hachlaf diffusée par la RTF. Elle n’avait que 11 ans. «Si elle n’est pas elle-même immigrée mais enfant de l’immigration, elle a tout emprunté, en matière de codes, aux chanteurs de l’exil», disait d’elle Naïma Yahi, historienne de la culture de l’immigration maghrébine en France.Mais l’établissement est interdit et la famille exclue vers Beyrouth. L’exil sourit à Warda qui continue à chanter et rencontre le réalisateur égyptien Hilmi Rafla, venu en compagnie de Omar Sharif, lui proposer un rôle dans son film Almazwa Abdou l’hamoul.
Beyrouth-Alger-Le Caire
Warda entre pour la première fois en Algérie en 1962, au lendemain de l’indépendance. Sur proposition de son père, elle épouse un ancien combattant de l’ALN auquel elle promet d’abandonner le chant. Cette parenthèse inattendue s’interrompt le jour où Houari Boumediène l’appelle chez elle et demande à son mari de l’autoriser à chanter à l’occasion du dixième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie. Elle chante et, quelque temps après, décide de revenir à l’art au prix de sa relation conjugale et de sa famille. Le divorce consommé, elle quitte Alger pour Le Caire où elle s’établit, débute alors la deuxième étape d’une carrière artistique longue et fulgurante. C’est le grand Baligh Hamdi qui, le premier, découvre son talent et la propulse sur les scènes les plus prestigieuses de la capitale du tarab.
Comme La Môme, Warda voit la vie en rose. Elle se fait une place au soleil où résonnent toujours les voix des titans de l’époque, Oum Kalthoum et Abdelhalim Hafez.
Avec Hamdi, Warda file le grand amour et consent vite à l’épouser. Le couple produit des perles rares qui imposent l’Algérienne, en dépit d’attaques parfois virulentes contre elle. Elle ne se remariera jamais après la disparition de Hamdi, mais son succès se prolonge avec la rencontre d’un autre monument du tarab, Mohamed Abdelwahab. «Il n’existe plus aujourd’hui, hélas, de compositeurs du talent de Hamdi et Abdelwahab», avait regretté Warda. Sa chance, elle la saisit à pleines dents. El ouyoun essoud, khalikhena, Fi Youm ou leila, Lola el malama, Batwannesbik, Harramtahibbak, Wahashtouni, Laâbat el ayam, Kelmatitab, Andahalik et Awqatibtehlaw font sa notoriété. Les succès se multiplient et Warda pèse avec son charisme sur la scène culturelle. Elle vend plus de 20 millions d’albums à travers le monde et interprète quelque 300 titres dans les salles les plus prestigieuses à l’échelle planétaire.
Une vie bien remplie et palpitante
En plus de son mentor tunisien, Sadek Thuraya, d’autres noms illustres se bousculent pour écrire et composer pour la nouvelle égérie, notamment Ryadh Soumbati, Hilmi Bakr, Sayed Mekawi, Mohamed El Mouji et Salah Charnoubi. Warda intéresse aussi le cinéma égyptien et tourne quelques films à succès. Gamal Abdel Nasser était sous le charme et avait pour elle l’amour qu’on voue à une grande artiste, mais aussi le respect qu’on doit à l’ambassadeur d’un pays proche. Avec Anouar Es Sadate, cependant, Warda vit un douloureux épisode. Le successeur du Raïs lui interdit de chanter trois ans durant suite à la sortie d’El Ghala Yenzad, une chanson dédiée au leader libyen Mouammar El Gueddafi, avec qui l’Egypte était fâchée à cette époque. En 1982, Warda rentre en Algérie et chante Aïd El Karama que des millions d’Algériens fredonnent joyeusement à l’occasion des fêtes nationales. Elle reviendra faire de longues pauses parmi les siens, en Algérie, en différentes occasions, notamment pour ses convalescences suite aux interventions chirurgicales qu’elle a subies au cœur et au foie. Elle ne perdra toutefois pas son sourire radieux et sa fraîcheur.
Hier, des hommes d’Etat et des personnalités du monde de l’art ont exprimé leur profonde tristesse en apprenant la nouvelle de sa disparition. Le ministre égyptien de la Culture, Mohamed Sabar Arab, a présenté ses condoléances aux peuples algérien et égyptien avant de déclarer que Warda a «joué un grand rôle pour élever la conscience arabe et a concrétisé la relation entre l’Egypte et l’Algérie». Pour sa part, Khalida Toumi, ministre de la Culture, a reconnu qu’avec la disparition de Warda, c’est «l’une des plus belles voix d’Algérie et du Monde arabe qui vient de se taire à jamais». Elle «nous a quittés en laissant derrière elle un silence assourdissant et une profonde tristesse», a-t-elle encore regretté.
Rares sont les Algériens ayant gravé leur nom, comme l’a fait Warda, parmi les plus illustres du patrimoine universel. Après avoir vécu une vie remplie et stimulante, elle peut se reposer désormais. Son jardin de roses lui survivra et fera encore languir des générations d’amoureux. C’est un beau cadeau qu’elle lègue aux Algériens, à l’occasion de l’anniversaire de leur indépendance.